Impact des modèles organisationnels hybrides sur la force salariale

Tag :
  • MON
Auteur :
  • Charles Cook
2024-2025

MON faisant écho à mon MON 2.2 précédent, mais prenant cette fois ci le point de vue du salarié.

Prérequis

Aucun

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Introduction

Selon « Le Rapport des Jeunes au travail en 2023 » réalisé par l’INJEP (Institut National de la Jeunesse et de l’Éducation Populaire) en novembre 2023, concernant le télétravail : « 74 % [des jeunes] souhaiteraient idéalement télétravailler, dont 21 % « tout le temps » et 53 % « de temps en temps » » [12]. De même, selon un article de France Travail, les jeunes générations privilégient davantage dans leur recherche d’emploi la flexibilité et l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle depuis la crise du Covid-19 [11]. Le télétravail, pour beaucoup, est la réponse idéale à cette recherche de flexibilité et d’équilibre. La politique de télétravail d’une entreprise s’impose donc comme un critère de recherche d’emploi incontournable. On peut alors se questionner : Dans quelle mesure le télétravail transforme-t-il l’expérience employée ? Contrairement à l’étude que nous avions réalisée précédemment, nous prenons ici le point de vue salarié en nous questionnant sur l’ensemble des interactions, perceptions et ressentis qu’il vit tout au long de son parcours au sein d’une organisation dans le cadre du télétravail. Il existe de nombreuses dimensions autour desquelles se construit l’expérience employée, mais nous allons nous concentrer sur trois d’entre elles : le bien-être et l’équilibre, le développement personnel et professionnel, et l’environnement de travail.

Le télétravail et la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle

La pratique du télétravail est étroitement liée à l’utilisation des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) car ces dernières sont essentielles afin de permettre et soutenir le travail à distance. Cet accroissement de l’utilisation des TIC facilite l’effacement des frontières du travail, contribuant à une transformation des espaces et des temporalités du travail [1]. Une frontière est une « limite physique, temporelle, émotionnelle, cognitive et relationnelle qui fait qu’une entité est séparée d’une autre » [2]. Ainsi, ces frontières permettent au travailleur de délimiter ses rôles (temps professionnel et temps personnel).

D’une part, les TIC, de par la flexibilité qu’ils offrent et la possibilité de travailler d’où on veut, sont souvent associés à une amélioration de l’équilibre travail/famille, avec un effet positif pour la famille [2]. En effet, le télétravail permis par l’utilisation des TIC apporte des bénéfices temporels permettant de mieux gérer et organiser les diverses activités professionnelles et personnelles, de mieux les hiérarchiser [1]. Une majorité des télétravailleurs estime même que la répartition des différents temps sociaux s’est améliorée, leur permettant de consacrer plus de temps à leur famille et de diminuer le stress lié à la gestion des rôles multiples [2].

Cependant, les frontières poreuses induites par le télétravail entre vie professionnelle et vie personnelle peuvent mener à des interférences, des interruptions ou encore des intrusions [2], dans un sens ou dans l’autre, avec une certaine inégalité. On estime en effet que les frontières « hors travail » sont plus perméables que celles du travail, les individus ayant plus de contrôle sur les frontières « hors travail » [2]. Les TIC mènent donc à une banalisation de l’incursion du travail dans l’espace privé [9]. En effet, le télétravail provoque un déplacement et un ajustement des frontières temporelles. Les temps s’entrelacent, se phagocytent mutuellement et tout devient alors source de conflits à la fois professionnels mais également intrafamiliaux [9]. Ainsi, dans la vie personnelle, les partenaires de télétravailleurs ont une sensation de la contagion de leur espace privé par le travail, avec l’incursion de problèmes professionnels dans la sphère personnelle [1]. On assiste également à l’émergence fréquente d’incompréhensions, de tensions ou encore de conflits avec l’entourage familial, car la perception que l’entourage se fait du télétravailleur dans la sphère personnelle n’est pas toujours en accord avec la réalité professionnelle. Ceci induit ainsi une augmentation du stress dans la sphère privée, lié au caractère flou de la frontière travail/famille [1]. Il est également montré que les télétravailleurs ont une tendance à se désinvestir de leur sphère personnelle et sociale à la suite de leur entrée en télétravail (les télétravailleurs prennent moins de temps pour eux et pratiquent des activités sociales) [1]. Enfin, il est légitime de s’interroger sur les conditions dans lesquelles le télétravailleur peut encore être maître de chez lui lorsque son n+1 ou ses collègues peuvent s’inviter, au moyen des TIC, dans son intimité [9].

Inversement, les risques d’incursion peuvent aussi provenir de la famille avec les télétravailleurs qui tentent de répondre aux exigences du travail tout en gérant les attentes familiales, créant un déséquilibre professionnel/personnel. Les familles ont en effet une tendance à ne pas percevoir le télétravail comme un vrai travail, et formulent donc des attentes qui ne seraient pas formulées si le travail était réalisé au bureau [2][6]. Ceci amène donc à des ruptures de tâches ou encore des pertes de concentration mettant en péril la productivité et la qualité des travaux du télétravailleur. On voit aussi apparaître une incursion de la vie personnelle dans la sphère professionnelle avec des couples qui échangent grâce aux TIC tout au long de la journée de travail [2].

Il est cependant important de noter que la perception du télétravail sur l’équilibre vie travail/famille dépend du niveau de responsabilité familiale du télétravailleur [1]. La vision du télétravailleur sur l’équilibre travail/famille est plus positive si celui-ci a moins de responsabilités familiales et inversement (on constate une augmentation des conflits entre vie professionnelle et personnelle chez les télétravailleurs ayant de fortes responsabilités familiales).

NB : Toutes ces déclarations au sujet de l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle concernent les télétravailleurs à domicile (qui travaillent depuis chez eux) et non les travailleurs nomades (qui travaillent depuis des espaces de coworking ou des espaces dédiés à l’extérieur de chez eux). Pour les travailleurs nomades, d’autres dynamiques influent sur cet équilibre.

L’impact sur la carrière et les opportunités professionnelles

Une seconde notion importante avec le passage dans un mode de travail hybride ou totalement en télétravail est la visibilité de l’employé. En effet, la question se pose sur le rapport au travail du télétravailleur, à l’organisation et à son parcours de carrière [1]. Le télétravail peut en effet engendrer des problèmes de motivation, d’autogestion et de mise au travail. Enfin, comme nous l’avions déjà évoqué dans notre travail précédent sur le sujet, des problématiques d’isolement de l’équipe et la mise en péril du sentiment d’appartenance peuvent survenir. La mise à distance géographique et socio-professionnelle peut avoir des répercussions sur l’évolution de la carrière qui a tendance à stagner. Ceci s’explique par une absence physique du télétravailleur qui passe alors à côté d’opportunités professionnelles et de promotions, par exemple [1]. Des questionnements surviennent alors chez les salariés pratiquant le télétravail : « Est-ce que finalement je ne suis pas désavantagé pour mon avancement et ma rémunération ? Si je ne fais que des tâches à distance, ne sont-elles pas les moins intéressantes, voire susceptibles pour certaines d’être accaparées par des machines ? Voire attribuées à des travailleurs délocalisés ailleurs dans le monde avec les mêmes compétences mais aux rémunérations plus faibles ? Suis-je évalué, apprécié de la même façon que les collègues en présentiel ? Ne suis-je pas en train de passer à côté de nouvelles orientations, de nouveaux projets d’entreprise ? » [7]. L’ensemble de ces questionnements peut mener à une incertitude du télétravailleur sur ses compétences et ainsi impacter l’estimation de son travail.

Cet impact sur l’évolution de la carrière est en réalité énormément lié à la manière dont est géré et perçu le télétravail au sein de l’organisation. En effet, l’impact sera moindre s’il existe des programmes et des conditions de réalisation du télétravail bien définis, si les infrastructures technologiques nécessaires sont fournies, et si l’organisation encourage les managers à soutenir le télétravail et à instaurer une relation de confiance. Au contraire, l’absence de politique claire ou encore le manque de dispositif d’accompagnement instaure un climat de méfiance pouvant impacter de manière négative l’évolution de carrière des télétravailleurs [1].

Lorsque l’on parle d’opportunités professionnelles, nous pouvons également aborder le sujet de la visibilité des employés dans la représentation du personnel. En effet, il ne faut pas omettre la dimension « démocratique » de la participation en considérant un continuum de pratiques liées à la représentation du personnel et à l’action collective [10]. On remarque en effet que la participation des salariés à la représentation du personnel est en déclin depuis une décennie, car on observe une baisse du nombre d’opportunités de participer à des événements de représentation salariale. On peut ainsi s’interroger sur le rôle du télétravail dans la baisse de ce nombre d’opportunités. En réalité, les cadres, les salariés les plus diplômés ou encore ceux travaillant plus de 40h par semaine s’auto-excluent généralement de la participation en entreprise. Or, ce sont justement eux qui représentent la majorité des télétravailleurs. Cette moindre participation des couches supérieures du salariat s’explique en grande partie par le statut de « salarié de confiance », avec une relation privilégiée avec la direction, et tenus à une certaine « loyauté » à l’égard de celle-ci. Au contraire, des études montrent même que les opportunités sont légèrement plus grandes pour les télétravailleurs, avec une participation légèrement plus faible qu’auparavant, mais pas de manière significative. On peut donc en déduire que le télétravail n’a pas d’impact significatif sur la représentation des télétravailleurs au sein de l’entreprise.

Enfin, nous pouvons également évoquer le sujet des inégalités que fait naître ce nouveau mode de travail entre les travailleurs. Effectivement, il existe trois éléments clés pour caractériser le télétravail : le ou les lieu(x) de télétravail, la ou les temporalité(s) du télétravail (temps plein ou temps partiel), et enfin l’utilisation des TIC [1]. Ces trois éléments peuvent ainsi se révéler comme sources d’inégalités chez les télétravailleurs. Dans le cadre du travail à domicile, les inégalités résident dans la possibilité ou non de consacrer un espace de son domicile à ses activités professionnelles, afin de mettre en place une frontière physique entre le travail et la vie personnelle. Pour des jeunes travailleurs, l’absence de bureau peut être également un sujet, si ceux-ci vivent dans un studio, par exemple. L’utilisation des TIC est également génératrice d’inégalités entre les télétravailleurs avec une maîtrise plus ou moins importante des outils informatiques. Ainsi, les générations plus âgées vont se trouver désavantagées par rapport aux plus jeunes. Un écart est également visible en fonction du domaine d’activité, avec une maîtrise plus importante des TIC par des salariés issus des domaines de l’informatique ou des technologies. Il est donc important que les organisations mettent en place des systèmes de formation et des programmes afin de pouvoir fournir aux télétravailleurs des conditions de travail égalitaires, comme cela peut être le cas au bureau.

La santé mentale et physique en télétravail

Le télétravail est généralement associé à une diminution du stress professionnel, notamment grâce, comme nous l’avons évoqué précédemment, à la réduction du nombre d’interruptions. Un effet bénéfique du télétravail sur la santé mentale et physique du télétravailleur est également la réduction de la perception de surcharge de rôle (c’est-à-dire la perception d’avoir des tâches à accomplir et des responsabilités très lourdes à assurer à la fois dans la sphère professionnelle et privée) [1]. Ceci est principalement corrélé avec l’augmentation de l’impression de contrôle de son temps de travail. Lorsque l’on associe ceci avec des arguments de productivité et de qualité de travail, il paraît clair que le télétravail semble apporter de nombreux avantages aux télétravailleurs. Cependant, il existe de nombreux effets nuançants.

Le premier effet négatif sur la santé à ne pas négliger est l’impact du télétravail sur la charge de travail. En effet, l’augmentation de la productivité et de la qualité des travaux en télétravail est liée à une intensification et une densification du temps de travail [1][7]. On constate en effet régulièrement chez les travailleurs que le volume horaire alloué aux déplacements pour aller et venir de son lieu de travail est consacré aux activités professionnelles. Certaines études quantifient ce résultat, mettant en avant que le volume horaire hebdomadaire passe de 42,4 heures en moyenne au bureau à 43 heures en télétravail (pour les cadres du secteur privé). De plus, les télétravailleurs se trouvent dans l’obligation, deux fois plus souvent, de travailler plus de 50 heures par semaine [6]. Pour plus de 25 % des télétravailleurs, cette augmentation du temps de travail est en réponse aux demandes croissantes du management [7]. Ceci peut être expliqué en partie par le fait que l’obligation de résultat remplace peu à peu celle de moyen chez les télétravailleurs [9]. On assiste alors à une augmentation pernicieuse du temps de travail afin de remplir les objectifs demandés. Cela requiert un investissement subjectif et objectif plus important de la part des agents, menant à une augmentation du stress, et un risque de burn-out ou d’épuisement professionnel plus important. Cette surcharge de travail peut également être expliquée par l’utilisation des TIC et le manque de soutien des collègues à distance [8].

Cette augmentation du temps de travail est souvent liée à une irrégularité de rythme [2] et à une augmentation de travail durant des horaires atypiques [7]. Ce débordement insidieux du temps de travail sur les temps de repos, qu’il s’agisse des pauses déjeuner ou du soir et des week-ends [4][6], ne va pas sans poser des problèmes de manque de récupération, de troubles du sommeil ou encore de fatigue [1][2][8]. Cette surcharge de travail peut être imposée par le management, comme nous l’avons vu précédemment, mais également auto-imposée par le télétravailleur, résultat de la notion d’échange social : le télétravail étant considéré comme un privilège dans de nombreuses entreprises, les télétravailleurs se sentent donc redevables et fournissent ainsi davantage d’efforts pour s’acquitter de leur « dette » [1]. Cette pression due à une culpabilité intériorisée mène les télétravailleurs à travailler sans limite. De plus, l’absence de repères temporels peut engendrer des difficultés à stopper le travail, engendrant une sensation de travail sans fin, et dans certains cas l’émergence d’une addiction par manque de séparation travail/vie privée [2].

La généralisation de l’utilisation des TIC en télétravail n’est pas non plus sans risque, avec une exigence de disponibilité pour le salarié [2]. Les TIC rendent en effet le télétravailleur toujours connecté, toujours joignable 24 h/24, avec un contact continu avec l’environnement professionnel. Ainsi, les TIC permettent de gérer l’urgence et l’imprévu, résultat de la flexibilité des employés et de la culture de l’urgence, mais cela a tout de même un effet négatif sur la santé mentale et physique des télétravailleurs. Comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, les TIC participent au brouillage des frontières travail/vie privée et augmentent l’exposition du télétravailleur à la demande de travail [2]. Par expérience personnelle, l’utilisation des TIC provoque des sollicitations et des interruptions continues pour le télétravailleur, tandis qu’au bureau, celles-ci ne parviennent que lorsque l’on est « disponible ». Ce phénomène peut donc engendrer des difficultés dans la réalisation des tâches, mais également une sous-estimation de soi et de ses capacités [1][7]. La notion de droit à la déconnexion est alors un point central : droit à l’isolement, à la tranquillité, à des moments de retrait durant lesquels le télétravailleur n’est pas tenu de répondre immédiatement aux sollicitations [9]. À ces risques sur la santé mentale s’ajoutent également des risques liés à l’isolement professionnel du fait de l’isolement géographique du télétravail, mais cette question a déjà été abordée dans notre travail précédent.

Enfin, les troubles musculo-squelettiques font également partie des risques psychosociaux qui peuvent être exacerbés par la pratique du télétravail, le travailleur étant longuement soumis à ceux-ci par la diminution du nombre d’interruptions et de pauses dans le travail [1]. Ceci peut également être induit par le manque d’équipement adapté (meubles, double écran, …). Ainsi, les impacts négatifs sur la santé mentale et physique des télétravailleurs peuvent être nombreux et nuancer les bénéfices de ce mode de travail si des pratiques ne sont pas mises en place afin de les limiter.

Conclusion

Si le télétravail présente de nombreux bénéfices bien connus, il peut néanmoins avoir des impacts négatifs sur les salariés : surcharge de travail, burn-out, épuisement professionnel, baisse de l’estime de soi et de ses capacités, ou encore brouillage des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle. Comme le soulignent les chiffres de la CGT [5], ces effets négatifs dépendent des conditions dans lesquelles le télétravail est pratiqué. Le « télétravail gris » (télétravail réalisé de manière informelle, sans qu’une politique ou un programme spécifique ne l’encadre au sein de l’entreprise) est celui qui engendre la plus forte dégradation des conditions de travail. Ainsi, pour maximiser les effets bénéfiques du télétravail tout en en limitant les impacts négatifs, il est essentiel de maîtriser les frontières afin de réguler les conflits et les tensions. Cela peut se traduire par l’aménagement d’un espace dédié au travail chez le télétravailleur, la mise en place de rituels matinaux pour marquer le début de la journée de travail, ou encore l’information de l’entourage afin de réduire les interruptions. Il est également primordial que les télétravailleurs bénéficient d’un soutien adéquat de leur organisation, garantissant des conditions de travail décentes pour atteindre leurs objectifs. Enfin, il est nécessaire que les télétravailleurs apprennent à s’auto-gérer pour éviter de se laisser submerger, notamment par l’utilisation intensive des TIC. Ce développement peut être encouragé par la mise en place de formations ou de programmes dédiés au sein des entreprises.