Modèles organisationnels hybrides : futur ou utopie ?
- MON
- Charles Cook
Ce MON prend pour point de départ la décision d'Amazon d'imposer le retour au bureau, et étudie les manière de coupler flexibilité et productivité.
Prérequis
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Liens
- [1] RHmatin. (2024, décembre 8). Fin du télétravail et retour au bureau imposé chez Amazon.RHmatin
- [2] Le Figaro. (2024, septembre 17). Amazon met fin au télétravail et exige le retour au bureau de ses employés. Le Figaro
- [3] Capital. (2024, janvier 22). La charge du patron de L’Oréal contre les télétravailleurs. Capital
- [4] Cihuelo, J. et Piotrowski, A. (2021) . De la réappropriation à distance des espaces d’échanges informels. L’expérience du télétravail en situation de confinement. Sociologies pratiques, N° 43(2), 51-61.
- [5] Schütz, G. et Noûs, C. (2021) . Pour une sociologie du télétravail ancrée dans les organisations. Sociologies pratiques, N° 43(2), 1-12.
- [6] About Amazon. (n.d.). Comprendre la culture d'Amazon. About Amazon.
- [7] Lambert, M. (2022) . Comment garantir le développement des compétences en télétravail ? Céreq Bref, N° 425(9), 1-4.
- [8] De Vijlder, W. (2023, avril 4). Télétravail et innovation : la sérendipité est-elle en danger ? LinkedIn.
- [9] Brucks, M.S., Levav, J. La communication virtuelle freine la génération d'idées créatives. Nature605, 108–112 (2022)
- [10] Pontier, M. (2014) . Télétravail indépendant ou télétravail salarié : quelles modalités de contrôle et quel degré d'autonomie. La Revue des Sciences de Gestion, N° 265(1), 31-39.
Introduction
Le 16 septembre 2024, A. Jassy, CEO du groupe Amazon, a annoncé, au travers d’un communiqué, l’arrêt du mode d’organisation hybride à partir de janvier 2025 pour l’ensemble du personnel. La crise du Covid-19 avait marqué, comme pour la majorité des entreprises, le début d’une période de télétravail forcé pour les employés d’Amazon, qui avait évolué en janvier 2023 vers un mode d’organisation hybride, dans lequel seuls deux jours de travail en présentiel étaient obligatoires. Cette ère semble désormais révolue. A. Jassy justifie cette décision par une situation économique incertaine, une course effrénée à l’intelligence artificielle, mais surtout une volonté de maintenir la robustesse de la culture d’entreprise unique du groupe, ainsi qu’un désir de favoriser la rapidité dans la prise de décision et la collaboration profondément connectée [1]. Le CEO déclare en effet : « Nous constatons qu’il est plus aisé pour nos employés d’apprendre, de concevoir, de se former et de renforcer notre culture ; collaborer, échanger et inventer sont plus simples et efficaces ; enseigner et apprendre les uns des autres est plus facile ; et les équipes ont tendance à être mieux connectées les unes aux autres. » [2]
De même, N. Hieronimus, directeur général du groupe L’Oréal, a déclaré lors du Forum économique de Davos que les télétravailleurs n’ont « absolument aucun attachement, aucune passion, aucune créativité ». D’après lui, « il est vital d’être au bureau » car il est nécessaire de « rencontrer des gens » [3].
On remarque ainsi que la communication, la créativité et la capacité d’innovation des télétravailleurs sont aujourd’hui pointées du doigt, poussant certaines entreprises à revenir en arrière avec un mode organisationnel traditionnel, en présentiel au bureau. Il est donc intéressant de se questionner : la suppression du télétravail par Amazon est-elle une évolution inévitable face aux défis organisationnels modernes, ou existe-t-il des alternatives viables permettant de concilier performance et flexibilité durablement ?
Apprentissages informels et communication au bureau
Les espaces-temps « interstitiels », à savoir les lieux ou les moments transitionnels ouvrant sur des échanges informels entremêlant des registres de discours professionnel et personnel [4], sont des composants essentiels à la bonne réalisation du travail. En effet, ces moments d’échange informels participent à la fédération du groupe, à l’apprentissage, et à la circulation d’informations, tout en permettant la construction d’une compétence collective [4][5]. Ces dynamiques d’apprentissage et d’intégration sont ainsi un enjeu majeur afin de permettre une évaluation croisée des savoirs détenus mais également de créer une reconnaissance d’une identité collective dans l’organisation. Ainsi, les bureaux, avec des lieux tels que les « Chat Plazas », offrent des opportunités d’échange importantes (les fameuses discussions autour de la machine à café) mais également la possibilité de solliciter ses collègues pour de l’aide ou la récolte d’informations. Le bouche-à-oreille est ainsi une forme d’échange non négligeable au bureau.
Ainsi, le télétravail, comme le soulignent A. Jassy et N. Hieronimus, constitue une fragilisation de la dynamique collective car les employés sont moins amenés à se croiser et tenir ces conversations informelles [2][3]. Le CEO d’Amazon évoque également le risque que constitue le télétravail pour la culture d’entreprise du groupe. En effet, celle-ci est en partie basée sur un modèle opérationnel et des mécanismes permettant de garantir un processus décisionnel ultra-rapide et qualitatif [6]. Cette idée est illustrée avec le concept de « 2 Pizza Teams », développé par le groupe Amazon, selon lequel une équipe doit être rassasiée par deux pizzas. En effet, pour chaque membre supplémentaire, la communication interne et la prise de décision deviennent plus complexes, les processus se bureaucratisent et ralentissent. Ainsi, chaque recrue apporte alors des bénéfices de moins en moins importants. Un effet similaire peut être attribué au télétravail, car chaque communication doit être anticipée, induisant des inerties, des délais et des désalignements [7].
Quels sont donc les risques du télétravail sur les dynamiques d’échange et d’apprentissage ? Concernant la dynamique d’apprentissage, le risque principal est la perte de l’apprentissage non organisé. Une quantité significative d’apprentissage est réalisée de manière non intentionnelle, sur le tas, au détour d’une conversation informelle [4][7]. Ainsi, les employés en télétravail sur une grande partie de leur temps ont, toutes choses égales, moins de chance que les autres d’apprendre des éléments utiles professionnellement auprès de leurs collègues. Chaque apprentissage se fait à l’issue d’une démarche de recherche permettant d’accéder à l’information. De plus, le télétravail présente également un risque sur la dynamique d’équipe et le sentiment d’appartenance. En effet, au bureau se constitue un certain nombre de « rites de sociabilité » comme le café du matin, le goûter lors d’un anniversaire. L’ensemble de ces événements amène à la création d’amitiés professionnelles [4]. La dimension affective participe activement à la dynamique professionnelle au travers de la construction d’une compétence collective, d’échanges de coups de main ou de conseils. La réponse à de nombreux problèmes se trouve souvent dans l’écoute et l’appui apportés par le noyau affinitaire des collègues proches. Ainsi, nous pouvons conclure que les relations conviviales permettent une facilitation de l’accès aux connaissances et la circulation de celles-ci dans le groupe, menant à un ajustement du savoir-faire personnel.
De ce fait, des tentatives ont été faites afin de conserver cette part d’informel dans les échanges. L’obstacle principal est en réalité l’utilisation des TIC engendrée par le télétravail donnant un sentiment de lourdeur organisationnelle, du fait de l’accroissement des réunions programmées. Cette organisation virtuelle des échanges donne un caractère plus formel aux échanges, donnant moins de place à l’informel [4]. Une des tentatives managériales d’organisation de pratiques informelles est la mise en place de « points cafés », « apéros virtuels » ou « points informels ». L’objectif de ces points est d’entretenir des liens sociaux, de permettre à tous l’évocation de sujets plus personnels et ainsi de créer des moments de complicité. Ces moments sont essentiels à la création d’un sentiment d’appartenance. Cependant, cette solution ne convainc pas, car elle constitue un oxymore organisationnel : la formalisation de l’informel. Ces points, encadrés et fréquents, ont même l’effet inverse de celui escompté, car ils mènent à une sensation d’irritation, due à la sensation de se disperser du « vrai travail ». Cet échec est également lié à la présence d’un supérieur, ne permettant pas de créer les liens qui se tiennent habituellement « en coulisse ». Ainsi, la recréation de ces coulisses va se faire au travers de plateformes telles que Teams, au travers de la création de groupes privés. Ces groupes vont être faits sur des bases affinitaires et permettent au collectif d’investir les outils numériques. C’est l’accès restreint à ces groupes de discussion qui permet l’émergence de pratiques informelles, avec l’utilisation d’un vocabulaire plus familier ou de GIF par exemple. Ces groupes privés permettent aux télétravailleurs « d’abandonner la façade » et de recréer des espaces-temps « interstitiels ».
Innovation et créativité
L’innovation et la créativité des télétravailleurs sont également des notions qui sont régulièrement pointées du doigt. Ainsi, nous pouvons nous interroger sur l’impact de l’émergence de la communication virtuelle dans un mode d’organisation hybride. Comment ce changement d’interaction affecte-t-il l’innovation ? La communication virtuelle freine-t-elle la génération d’idées créatives ?
Le premier risque dans un modèle organisationnel hybride dans lequel les collaborateurs sont amenés à moins se rencontrer est la disparition de la sérendipité [8]. Ce dernier terme renvoie à la capacité, l’aptitude à faire par hasard une découverte inattendue et à en saisir l’utilité. En effet, les interactions jouent un rôle clé dans l’émergence de nouvelles idées et la circulation d’informations. L’innovation repose, entre autres, sur la génération collaborative d’idées [8][9]. En réalité, l’innovation repose, selon une étude, sur 20 critères [8], mais 3 reviennent souvent dans la littérature sur le sujet :
- La collaboration, il faut ainsi comprendre une communication ouverte comprenant une libre circulation de l’information.
- Le management de l’innovation, renvoyant à l’équilibre entre formalisation et approche informelle, mais également équilibre entre le travail en groupes transversaux et le travail individuel.
- La gestion de la connaissance, au travers d’une utilisation optimisée du « capital de connaissances ».
Cet équilibre entre travail en équipe et travail personnel est également abordé dans l’interview d’une manager chez L’Oréal. Elle explique en effet que, selon elle, la créativité et l’innovation se découpent en deux parties : une partie de travail personnel, mais également une partie de collaboration en groupe, permettant de se nourrir des autres et de ce qui se fait ailleurs, de se confronter à d’autres visions et à des manières différentes d’aborder les choses. Cependant, elle précise bien que « on a besoin de se parler, on a besoin d’échanger, de se confronter de manière positive et on est meilleurs à le faire physiquement. Pourquoi ? Parce que tu vois le body language des gens, tu peux les regarder droit dans les yeux, et donc ton impact sera beaucoup plus fort physiquement que par une présentation Teams où c’est très transactionnel. » Il est alors intéressant de se questionner sur l’impact du présentiel ou du virtuel sur la collaboration : les TIC permettant aujourd’hui de communiquer les mêmes informations que le présentiel, la collaboration virtuelle devrait être tout aussi propice à l’innovation.
Cette réduction de l’innovation au travers de la collaboration virtuelle a été chiffrée dans une étude. On a demandé à des pairs de réaliser un brainstorming sur les manières les plus innovantes d’utiliser des objets du quotidien, puis dans un second temps, on leur a demandé de choisir, parmi les propositions qu’ils avaient faites, la plus innovante. Ainsi, on note que les paires virtuelles proposent 15 % d’idées créatives en moins [8]. Les idées sont moins nombreuses, mais également moins créatives. Cet écart s’explique par le fait qu’en présentiel, les collaborateurs partagent un même espace physique, tandis qu’en virtuel, on se limite à un écran, filtrant totalement les stimuli visuels périphériques, car tout ce qui n’est pas sur l’écran n’est ni visible ni pertinent pour le partenaire. Les conséquences sont ainsi une réduction de la concentration cognitive et une limitation du processus associatif sous-jacent à la génération d’idées. Cependant, on remarque dans cette même étude que la communication virtuelle n’impacte pas la capacité décisionnelle des participants. Les équipes en virtuel ont tout à fait les mêmes capacités que les équipes en présentiel de choisir l’idée la plus créative et innovante parmi celles qui leur sont proposées.
Ainsi, ces différentes observations semblent confirmer les propos avancés par A. Jassy et N. Hieronimus, en apportant une nuance tout de même : l’innovation collaborative est en effet limitée et freinée par le passage au virtuel. Cependant, une partie du processus créatif repose également sur une réflexion et une production personnelles. Ceci est au contraire, comme le souligne l’interview de la manager de L’Oréal, favorisé par le mode organisationnel hybride, permettant de créer des moments de concentration, en se coupant de la distraction que peuvent générer les collaborateurs au bureau. Ainsi, une forme de travail hybride dans laquelle la priorité soit accordée à la production d’idées durant les réunions en présentiel semble faire sens.
Management du télétravail : un équilibre contrôle - autonomie
Le télétravail se définit comme « une activité professionnelle exercée en tout ou en partie à l’extérieur des locaux de l’employeur en faisant usage des technologies de l’information et de la communication » [10]. Ainsi, par définition, cette nouvelle organisation du travail requiert une adaptation des méthodes de management. En effet, les pratiques traditionnelles de management reposent sur la visibilité et la présence au poste de travail. Or, ces méthodes de mesure de la performance et de la productivité des collaborateurs ne sont pas applicables en distanciel, il faut donc redéfinir les moyens de contrôle. Le contrôle est « l’ensemble des mécanismes et processus qui permettent à une organisation de s’assurer que les décisions et comportements développés en son sein sont en cohérence avec ses objectifs ». En télétravail, le nombre de contacts réalisés matérialise la volonté du manager de suivre de manière précise l’activité du salarié, mais également le besoin de ce dernier d’être encadré. En effet, cette idée est également abordée dans l’interview de la manager de L’Oréal, qui explique que « il y a des gens […] qui ne sont pas autonomes et qui n’arrivent pas à bosser tout seul chez eux, et qui ont besoin d’être énormément cadrés. […] C’est un truc dans les deux sens : il faut pas penser qu’au manager, il faut aussi penser à la capacité du collaborateur à rentrer dans une dynamique d’autonomie chez lui. Il en est de la responsabilité du manager, dans le cas où un collaborateur ne sait pas travailler seul en autonomie chez lui, de s’assurer qu’il ait les moyens d’arriver à bosser de chez lui. Et si les conditions ne sont pas réunies, il doit retourner travailler au bureau. » Une nouvelle facette du management est donc abordée ici, avec une nécessité pour le manager de s’assurer que ses équipes possèdent les moyens nécessaires afin d’atteindre leurs objectifs.
La mesure de la performance des collaborateurs, dans le cadre du télétravail, doit être basée sur les résultats [10], le manager ne pouvant se permettre de contacter ses équipes trop souvent. La manager de L’Oréal exprime également cette idée : « On a pas fait du contrôle flic, en revanche on a regardé leur KPI de performances. » La productivité n’est plus suivie tout au long du travail, laissant à chacun la liberté de s’auto-organiser, mais les résultats servent de mesure de performance. En conclusion, en télétravail, les modalités de contrôle ne sont plus basées sur la présence et l’investissement au bureau, mais plutôt sur :
- L’envoi de rapports intermédiaires.
- Les contacts réguliers réalisés principalement sur l’initiative du salarié.
- Les entrevues réalisées en face à face au sein de l’entreprise dans le cadre d’un modèle organisationnel hybride.
- Le contrôle des résultats.
De même, le télétravail influe énormément sur le niveau d’autonomie du collaborateur. Cette autonomie se définit comme la « capacité d’un individu à initier et réguler ses propres actions, lui permettant ainsi de s’adapter à des situations changeantes, afin de prendre des décisions plus pertinentes pour résoudre les problèmes rencontrés dans son travail au quotidien » [10]. Ainsi, l’autonomie en télétravail apparaît du fait de la distance géographique entre le salarié et l’encadrement. Celle-ci se matérialise par la possibilité pour le salarié de modifier l’ordre de ses tâches à effectuer, sa cadence de travail, ses méthodes de travail, l’heure de ses pauses, et la possibilité de fixer lui-même ses objectifs et ses partenaires de travail. L’autonomie doit ainsi coexister avec les procédures de contrôle de l’entreprise pour une meilleure régulation de l’activité. De plus, la mise en autonomie du télétravailleur possède un certain nombre d’incidences positives :
- Une augmentation de sa responsabilisation, basée sur ses compétences et la confiance qui lui est accordée par sa hiérarchie et ses collègues.
- Une augmentation de sa motivation, du fait d’une amélioration de ses conditions de travail et d’une liberté dans son organisation.
- Une augmentation de sa productivité, grâce à la possibilité de choisir la méthode d’organisation qui lui convient le mieux.
Des risques sont également à ne pas négliger avec la mise en autonomie du télétravailleur, comme la rupture de lien avec l’entreprise ou encore l’isolement professionnel.
En conclusion, le télétravail mène à une transformation du rôle de manager, avec des missions davantage liées au support, à la transmission des informations nécessaires et à la certitude que chacun des télétravailleurs possède les outils et éléments nécessaires à l’atteinte de ses objectifs. Le manager occupe davantage un poste de référent que de « contrôleur », cette notion de « surveillance » tend à s’effacer.
Conclusion
Le télétravail nécessite donc une transformation de l’ensemble des processus d’une organisation afin que les bénéfices de celui-ci ne se fassent pas au détriment de la communication, de l’apprentissage ou encore de l’innovation. Les systèmes d’organisation hybrides sont souvent perçus comme un entre-deux entre le présentiel et le 100 % distanciel, mais l’écueil est de penser qu’ils nécessitent moins d’efforts de mise en place. En effet, dans les organisations hybrides, le bureau doit être perçu comme un espace de télétravail collectif. Afin de permettre une communication efficace, il faut que tous les échanges soient systématiquement en mode « hybride », comme cela est souligné par la manager de chez L’Oréal. De plus, des efforts de communication dans les meetings virtuels doivent être faits, comme le fait d’allumer sa caméra par exemple, afin de conserver un contact visuel avec la personne en face. Ceci permet de créer un lien avec son interlocuteur. De même, des efforts de documentation doivent être effectués afin de rendre toutes les informations accessibles depuis n’importe quel lieu de télétravail possible. La mise en place d’un Remote PlayBook est une solution qui a été mise en place par certaines entreprises qui pratiquent le distanciel, comme GitLab par exemple, qui explique à tous les collaborateurs les bonnes pratiques d’un mode de travail asynchrone. Les TIC permettent aujourd’hui de conserver les mêmes capacité d'échange d'informations qu’en présentiel, si ce n’est supérieur, comme le souligne la manager dans l’interview : « tu vois que la personne, elle est verte, tu peux plus facilement la contacter, et comme c’est notre écosystème de travail, c’est plus simple. Je trouve que Teams et le mode hybride ont facilité les modes de connexion. » Le mode organisationnel hybride offre donc des opportunités que les entreprises doivent saisir, mais les transformations internes sont inévitables afin de préserver les niveaux de performance du présentiel, notamment concernant l’innovation et la culture d’entreprise.
Annexe : Interview d'une Project Manager chez L'Oréal
Depuis quand une politique de télétravail existe-elle chez L’Oréal ?
Le télétravail je pense qu’il a été initié il y a une petite dizaine d’années. Au début in avait qu’un jour, et depuis le Covid les syndicats on négocié deux jours de télétravail.
Donc le télétravail chez L’Oréal ce n’est pas le Covid qui l’a initié ?
Non non.
Comment le télétravail a-t-il impacté les moments d’échanges informels ? Des mesures ont-elles été mises en place pour tenter de conserver ces moments là ?
Euh… La réponse c’est oui. Déjà, il faut que tu saches quelque chose : c’est que, déjà, on n’était pas… comment dire ? Le jour du Covid, le confinement s’est fait du jour au lendemain et rien n’était préparé. Donc, on s’est mis en full télétravail dès le Covid. C’était le début de Teams aussi, donc on va dire que l’entreprise s’est très, très vite adaptée, mais on n’avait pas des routines organisées, structurées comme ça l’est maintenant. D’accord ? Ça, c’est déjà le premier point : on a appris à cause ou grâce au Covid. Et qu’est-ce qu’on a fait dès le début du Covid pour créer et conserver un lien entre les équipes parce qu’on n’en avait plus du tout ? D’abord, chaque manager […] a créé de la proximité. C’était, par exemple, prendre la météo avec les gens le matin, genre tu te connectes le matin avec ceux qui voulaient et on prenait un café ensemble. L’idée, ce n’était pas de parler boulot, alors des fois ça dérivait boulot, mais l’idée c’était vraiment de prendre le café ensemble. […] Il y a eu des moments aussi où on prenait le déjeuner ensemble : chacun préparait une quiche ou une salade et on venait manger devant l’ordi pour parler avec les gens avec notre quiche. Pourquoi une quiche ? Parce que c’était quelque chose de facile à faire. Donc, en fait, on a créé ces moments d’échanges non professionnels, plutôt de connexion, via ces moments. On a aussi organisé des apéros, donc on a organisé des meetings dont l’objectif était de connecter, d’écouter les gens, mais de ne pas trop parler boulot. En gros, ce qu’on fait au café [au bureau], on le faisait là. Aucun manager n’a été forcé à faire ça, c’était vraiment au bon vouloir et au souhait des équipes. On a aussi fait des escape games virtuels […] t’es dans des salles virtuelles, par petits groupes, tu dois deviner des trucs, etc. C’était plutôt pour l’animation d’équipe et la cohésion. Le deuxième truc qu’on a fait, qui est très important et qui n’est pas le cas dans toutes les boîtes : chez L’Oréal, tous les meetings sont par Teams et/ou en salle. Maintenant qu’on est revenu un peu au boulot, l’idée, c’est de réserver systématiquement une salle et d’être toujours en mode hybride, salle plus le Teams. Et le deuxième truc qui s’est fait naturellement, c’est que les gens mettent leurs caméras. Si tu regardes aujourd’hui les gens qui ne mettent pas leur caméra, en tout cas moi, ça m’insupporte, parce que de deux choses l’une : soit la personne s’en fout et elle n’est pas connectée, et le fait que je ne la voie pas physiquement me prouve qu’elle n’est pas dans le truc [la réunion]. Ça ne m’intéresse pas personnellement de parler à une caméra, je trouve ça extrêmement irrespectueux. Moi, j’ai parlé avec des amis, dans beaucoup de boîtes, pour des raisons de wifi, de caméra, etc., la caméra n’est pas forcément obligatoire, donc tu te retrouves devant un écran noir. Donc, on a cette chance-là chez L’Oréal et je pense, pour répondre à ta question, que ces moments de connexion informels et le fait de mettre ta caméra en mode hybride systématiquement, je pense que cela favorise un lien continu depuis qu’on a mis en place ce mode hybride. J’insiste sur le mode hybride parce que, tu vois, maintenant en fait, pour aller voir physiquement les gens, il faut que tu leur cales un café, mais il faut aussi que tu leur poses d’abord la question si physiquement ils sont là ou pas. Avant, quand tu calais un café, les gens étaient forcément là parce que tout le monde était au bureau. Donc, je trouve qu’aujourd’hui, il faut plus s’organiser et anticiper les rencontres physiques.
L’idée d’organiser l’informel donc ?
Voilà, tout à fait. Mais pas seulement l’informel ! J’ai deux idées à te partager. La première, c’est que, déjà, c’est vachement plus facile depuis qu’on a Teams. Tu peux facilement te connecter avec des gens […] parce que tu leur envoies un chat, et s’ils sont dispo, ils te répondent. Les gens sont plus accessibles, je trouve, via Teams. Avant, quand on n’avait pas ces chats et qu’on n’était pas forcément tous sur WhatsApp ou je ne sais pas quoi, c’était plus compliqué. Là, tu vois que la personne est verte, tu peux plus facilement la contacter, et comme c’est notre écosystème de travail, c’est plus simple. Je trouve que Teams et le mode hybride ont facilité les modes de connexion. À contrario, effectivement, chez L’Oréal, on est très forts pour prendre des décisions, parler de certains sujets sans les avoir anticipés, entre deux portes. Donc, comme tu n’es plus physiquement là et que tu veux pouvoir avancer sur tes sujets, il faut savoir organiser un peu ton travail et ta connexion avec les gens pour être sûr que tu vas mettre tes sujets au bord de la table, auprès des gens, de façon structurée.
N. Hieronimus avançait en janvier dernier que le télétravailleur n’a aucun sentiment d’attachement à l’entreprise et aucune créativité. Penses-tu de ton côté que le télétravail puisse être un frein à l’innovation et la créativité ?
Alors, d’abord, j’ai plusieurs idées qui me viennent dans ce que tu me dis. La première : tout le monde n’est pas apte à faire du télétravail. […] Je peux comprendre que de ne pas être dans un environnement de travail, ça peut être compliqué pour certaines personnes de se motiver parce qu’elles sont encore chez elles et que leur cerveau est encore branché chez elles. Déjà, il y a donc une vraie introspection à faire sur ta capacité à être en télétravail ou pas. […] Moi, le télétravail me permet d’être concentrée sur des sujets de production. Quand on est collaborateur et manager, ton temps s’organise en trois parties : d’abord il y a le temps pour tes équipes, puis ta production toi-même, ta vision, ta stratégie, tes propres projets pour ce que tu dois produire toi personnellement, et enfin un temps pour être normalement avec des clients ou des stakeholders externes à ton environnement, pour pouvoir t’inspirer, te nourrir, avoir toujours un temps d’avance, etc. […] Donc, pourquoi je te dis ça, c’est parce que le temps de production, quand je suis au bureau, et que les gens viennent me voir ou que tu entends dans l’open space à droite, à gauche […] je vais mécaniquement moins produire que lorsque je suis chez moi. J’ai besoin d’être concentrée chez moi. Quand je parle de production, c’est faire une présentation ou préparer un rapport, ce n’est pas rassembler des gens. Pour rassembler des gens, il faut absolument que je sois en bureau ou en Teams. Mais le travail individuel, je préfère le faire chez moi parce que je suis plus concentrée. Ce qui m’amène à dire que moi, la créativité, en tout cas l’impact que moi je vais avoir dans mon job, il va passer par deux choses : d’abord par ma vision et la façon dont je vais pouvoir la mettre en musique, la partager et faire adhérer mes différents stakeholders, donc il y a une partie de cette créativité qui vient de mon travail perso. Et il y a une autre partie de la créativité, là je rejoins N. Hieronimus, qui est d’échanger avec les autres, de te nourrir. Et si t’es chez toi, tu ne favorises pas, parce qu’on est dans une culture latine en France, j’insiste sur la France parce qu’au Royaume-Uni, aux États-Unis ou je ne sais pas où, c’est pas la même. Mais en France, on a besoin de se parler, on a besoin d’échanger, de se confronter de manière positive, et on est meilleurs à le faire physiquement. Pourquoi ? Parce que tu vois le body language des gens, tu peux les regarder droit dans les yeux, et donc ton impact sera beaucoup plus fort physiquement que par une présentation Teams où c’est très transactionnel. Tu as beau avoir des intonations de voix, etc., à la fin, la dynamique est quand même facilitée quand tu es en présentiel. Donc, pour répondre à la remarque de N. Hieronimus, oui c’est vrai, mais pas complètement, parce que je pense que tu dois garder une partie de production, de prise de recul personnelle et ce n’est pas au bureau que tu le fais.
Des méthodes de management ont-elles été mises en place avec le système hybride ? As-tu vu une évolution dans l’équilibre contrôle-autonomie ?
Alors bah oui. On a été forcés un peu. Nos vieux patrons ne sont pas trop télétravail. C’est un peu old school, si t’es pas physiquement au travail […] c’est comme si tu ne foutais rien. Ce qui est vrai, c’est que certaines personnes n’ont pas du tout travaillé, étaient complètement planquées et n’ont pas allumé leur PC. Il y en a chez L’Oréal, mais il y en a dans plein de boîtes, qui ont joué du système. […] Pourquoi ils ont réussi à le faire sans que ça se voit ? Parce qu’une des forces et des faiblesses de L’Oréal, c’est qu’on n’est pas Amazon ou Google et que dans notre job, on reste assez entreprenarial. On délègue énormément, avec une grande autonomie, une responsabilisation, on appelle ça l’empowerment des équipes, pour faire avancer leurs sujets. Donc le fait de ne pas être dans un moule et de ne pas remplir un tableau Excel dans tous les jobs et à tous les niveaux de l’organisation fait que tu peux avoir quelques disparités. En revanche, les jobs très opérationnels, style chargé de clientèle, supply planner, demand planner, le gars, qu’il soit chez lui ou au bureau, il n’a pas le choix que de faire son plan d’approche tous les jours, sinon il n’y a pas les produits. […] On a donc réorganisé le travail pour structurer l’autonomie des équipes. On n’a pas fait du contrôle flic, en revanche, on a regardé leurs KPI de performances, comme d’ailleurs on les regarde en physique. On a regardé, par exemple, l’answer rate d’un chargé de clientèle, donc ça on continue de le regarder, mais ce n’est pas le télétravail qui a fait changer la donne. On le faisait déjà. […] Néanmoins, pour répondre à ta question, moi je suis quelqu’un qui délègue énormément, je ne suis pas du tout dans le contrôle flic, parce que je pars du principe qu’à la fin de l’année, on fera les comptes et on verra quels sont les KPIs, si les KPIs sont dans le vert ou dans le rouge. Après, évidemment, je fais du temps avec les équipes pour les développer, pour savoir de quoi elles ont besoin pour atteindre leurs objectifs, et je pars du principe que moi, ma responsabilité, c’est de leur donner les moyens pour qu’elles y arrivent, et eux, leur objectif c’est, avec les moyens que je leur donne, d’y arriver. Je sais donc que certaines personnes qui faisaient du micro-management, qui en font toujours, c’était pas évident pour elles de s’adapter à ce nouveau mode de fonctionnement. Tu auras toujours ces personnes avec qui tu auras besoin de faire un catch-up tous les jours parce qu’elles ont besoin d’être rassurées sur le fait que t’es pas en train de regarder Netflix. Et inversement, il y a des gens, comme je disais tout à l’heure, qui ne sont pas autonomes et qui n’arrivent pas à bosser tout seuls chez eux, et qui ont besoin d’être énormément cadrés. Donc j’ai envie de te dire que c’est un truc dans les deux sens : il ne faut pas penser qu’au manager, il faut aussi penser à la capacité du collaborateur à rentrer dans une dynamique d’autonomie chez lui. Il en est de la responsabilité du manager, dans le cas où un collaborateur ne sait pas travailler seul en autonomie chez lui, de s’assurer qu’il a les moyens d’arriver à bosser de chez lui. Et si les conditions ne sont pas réunies, il doit retourner travailler au bureau. En gros, pour conclure sur ta question, on a plutôt évalué la capacité des équipes à passer en mode hybride, et les moyens qu’il fallait mettre en place […] pour qu’elles soient le plus confortables possible à la maison.